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JOHN CLUYSENAAR
1899 - 1999
Centenaire de John Cluysenaar
A cette occasion, une exposition de John Cluysenaar a
été organisée à la Fondation en mai 1999.
et
La Fondation
pour l'art belge contemporain, Serge Goyens
de Heusch
a présenté l'exposition, "John Cluysenaar, Hommage
rétrospectif"
du 17 septembre au 23 octobre 1999.
* * * * *
JOURNAL
D'UN COUCHER DE VIE
Conférence de
Jos ZEGHERS présentée le 7 mai 1999 à la fondation
J. CLUYSENAAR à Noville-sur-Mehaigne dans le cadre du centenaire
de John Cluysenaar
1ère Partie
Comparaison entre le journal d’écrivain et une peinture faite
dans cette même discipline.
Quand on parle du journal, on pense d’emblée à une
jeunesse ne sachant encore que trop faire d’une vie qui la dépasse.
Lorsque le travail n’est plus que fatigue et donc dans un besoin
de revenir à soi, tenir un journal cela aide. Quant à se
sortir d’une aventure périlleuse et arriver à ce moment
critique où il faut savoir se jouer de la vie, il est prouvé
que le journal va s’avérer efficace. Un artiste gagné
par la tentation de se détacher d’un monde qui rend dépressif
peut lui aussi se parfaire dans la tenue d’un journal. Et ça
aide pour entrer dans le calme renoncement. Mais indépendamment
de tant de différences, dans un journal tout est fondé sur
le thème du temps.
Le journal d’un coucher de vie, c’est essentiellement cela,
mais un peu plus que le récit d’un passage difficile, plus
qu’une surcharge de vives émotions ou de contraintes. Voyons-y
une disposition, l’habileté de se sauver par un accroissement
d’imagination, une entrée en sagesse pour s’infliger
la purgation de son réel par un peu plus de virtuel. Arrive le
grand silence du temps qui porte sur la vie : difficile de s’en débarrasser
alors que toute possibilité de se changer encore est exclue. Et
bizarrement, c’est du fond d’une sagesse déjà
pleine de replis que l’homme croît encore tirer l’essentiel
: avec probité, tenter l’effort en vain de se changer pour
du vrai. Et le journal devra aider à cela. A mesure qu’il
se remplit, que le dialogue avec soi-même s’amplifie, preuve
qu’on est toujours sur la brèche, l’on s’enferre
en se disant qu’on a enfin trouvé la bonne voie. Une voie
trop longtemps considérée comme impraticable, c’est-à-dire
tout le temps où l’on a cru être en situation de changer
les choses. Mais dans le journal d’un coucher de vie, il n’y
a plus de gagnant. C’est ainsi que tout y sera présenté
comme un va-et-vient entre l’interrogatoire sur l’identité
et l’attachement à une mythologie du courage. Et quand on
a cela sur les bras, une bonne dose d’humour - un peu de noir y est
généralement présent - cela aussi va aider. L’essentiel
étant de rester honnête avec soi-même.
Prévaut d’abord le secret. S’agissant d’un courrier
intime qu’une personne lucide adresse, souvent avec flegme, à
elle-même, le journal opère par deux fois : dans ce qu’on
a comme espérance de perfection et dans ce qu’on désire
encore être à ses propres yeux. Je vais prendre deux exemples
pour illustrer cela. Le journal d’écrivain de Virginia Woolf
et celui de Cesare Pavese. Deux publications posthumes, cela va de soi.
Mais c’est la même démarche pour arriver à un
même constat qui nous aura été rendu en ces quelques
mots : je voudrais n’être plus moi et pourtant je suis toujours
là. Deux grands littérateurs que ce constat aura amené
à se suicider. Chez elle, la dame des lumières de la nuit
à l’âge de 59 ans; lui, homme sérieux qui ne
s’abandonne pas avait 42 ans. D’elle vous savez qu’elle
fut à la haute bourgeoisie intellectuelle ce que la littérature
rebelle est aujourd’hui à la petite et à la moyenne
bourgeoisie. De lui, vous n’en savez sans doute pas autant. A 28
ans, il dirigeait une grande maison d’édition à Turin;
pour ses convictions anti-mussoliniennes, il a été déporté
en Calabre; puis il s’est révélé dans un humanisme
sceptique d’ethnologue avant de finir poète célèbre.
Pareille référence pour causer peinture, est-ce rendre abscons
un propos de conférencier ? Avancer l’idée que l’artiste
ait pu façonner sa peinture par analogie avec le journal peut vous
sembler une proposition outrageante, avec pour résultat d’estomaquer
l’amateur de tableaux ou le critique de l’art pictural.Or, c’est
précisément par cette porte là que je ferai mon entrée
dans la dernière oeuvre de John Cluysenaar .
Aussi méthodiquement construite que le journal, une production
de chaque jour se sera réalisée dans le calme et la constance,
dans le choix d’un sujet aride et mince. Dans la résolution,
disons par son énergie, le peintre contraint l’esprit à
adhérer à ce qu’un honnête homme se sent progressivement
devenir... prêt à éprouver le grand chagrin que le
passage du temps va changer en souvenir, en illusion, en attente d’infini
et dans le meilleur des cas en ouverture vers ailleurs.
Dans son journal, Gide aimait à répéter “je
est un autre”; cruauté à l’égard de l’identité
propre, c’était Kafka; dans la même tourmente, Tolstoï
se fit théologien et Marguerite Yourcenar prit soin de faire disparaître
son journal. Toujours est-il que pareille résolution rend évasives
les réponses à un questionnement. Heureusement qu’il
en est ainsi aurait pu se dire Cluysenaar : mes admirateurs comme mes
dénigreurs ne feront pas d’énoncés clairs et
formels de l’énergie que j’aurai mis à l’oeuvre
dans tous mes Visages obscurcis par l’absence dans la présence.
Un journal d’écrivain ne laisse pour ainsi dire aucune trace
de lettres échangées : déjà écrire
une lettre, c’est sortir du secret et encore n’est-ce pas la
place pour s’exhiber. Autant aller monter sa propre conférence.
Si le peintre avait tenu à faire ça, je ne serais pas venu
parler ce soir. Et pour que ça ne prête pas à équivoque,
un journal d’écrivain n’est pas la pâture de qui
croit devoir tenir registre de ses prouesses ou dire le bon usage qu’il
a su faire du monde. Non, seigneur Casanova, l’homme ne donne vie
à un journal qu’en écartant l’idée d’écrire
ses mémoires. C’est qu’il veut s’engager dans un
travail sur soi-même afin d’acquérir un supplément
d’énergie qui se met en poing comme une force, toute dans
la tête, et qu’il va diriger conformément à son
exigence de perfection. La tête, c’est l’endroit où
toute cette énergie va se concentrer. Et pour que l’implosion
ne finisse pas en embolie métaphysique, eh bien, il tiendra journal.
Le charme cruel du temps ne résonne pas autrement dans les têtes
accrochées aux murs de la Fondation remplie de figures étranges
et presque menaçantes qui se laissent toucher comme on fait avec
le souvenir d’un chagrin. Va-t-on devoir les regarder comme on se
cherche dans le miroir un destin qu’on se serait longtemps caché
au plus profond de soi ? Je ne saurais le dire, ne connaissant pas le
code de leur nature mystérieuse. Sans doute, cela tient-il à
la gravité de la personne qui tient un journal. Or c’est bien
cela qui aura forcé ma curiosité.
Le journal se prête à peu de développements. N’offrant
que rarement une divergence de forme, il sait pourtant se faire capricieux.
Il est parfois sciemment quinteux, comme si on pouvait perdre le don de
s’exprimer. Pire, à certains endroits, il exagère,
il est excessif et ça dépasse des fois la pensée
de l’auteur. Mais comme l’auteur ne doit écouter que
lui et donc n’ayant cure de ce qu’on pourrait en dire, il peut
se montrer implacable : se retirer du monde, bannir les soucis pour mieux
“être” dans son journal, y vivre une souveraine solitude
dans un “no man's land” sans autre repère que soi et
dans la parfaite indifférence aux circonstances.
“A no man’s face”, ainsi se nomme le Visage par lequel
l’artiste a su se positionner hors lieu et hors temps. Et de ce Visage
je ferai ni plus, ni moins que le journal de l’insaisissable esprit
Cluysenaar, tourbillon de ce temps dégradé qui fait la vie.
Au dépeuplement du journal, le peintre a pu réagir identiquement
avec ses Visages conçus pour déserter les galeries et les
acheteurs. Une peinture tout aussi discrète, plus que personnelle
et à grande immunité contre tout le brouhaha des humains,
contre toute personne : ami, collectionneur, critique d’art qui tenterait
d’y reconnaître une quelconque facette de mode, d’école,
de spécificité artistique ou de fournir un témoignage
tatillon sur la façon d’être artiste sympathique ou
dérangeant. Mais qui, dans une attitude d’observateur, restera
tellement froid pour ne jamais projeter sur cette peinture de solitaire
une bribe de son identité propre! Tellement chacun de nous aime
se faire quelque fantôme à soi pour auréoler ce qui
tient de l’énigme. Alors Cluysenaar, il se sera dit qu’ils
y aillent tous de leurs fantasmes, qu’ils en fassent une madona monstre
ou, si ça les tente, un “ecce homo”, mais le Visage dont
chaque journée accouche n’est nullement un “me voici”
et pas non plus un ”voilà l’homme”.
Dès lors que le Visage fortuit n’est plus en phase avec une
possible identité, plutôt parler de miss ou mister nobody
venus de nowhere et allant vers nulle part. Chacun ici présent
réalise la difficulté de se trouver une affinité
avec tel ou tel tableau pour faire réponse à une envie ou
une nausée identificatoire. Les applications successives que même
le temps, long de dix ans, n’était pas parvenu à séparer,
rendent évasives les réponses quant à vouloir signifier
l’unique sujet de cette peinture d’attente et qui correspond
à la construction du journal. Ecrire son journal, c’est savoir
attendre pour que puisse encore se produire quelque chose. Une discipline
imposée à la succession des jours qui se ressemblent et
dont l’artiste sait tirer sa rigueur salvatrice. Cette peinture-là
n’est que rarement le résultat d’un instant de grâce,
ne se réalise pas en quelque circonstance unique telle une trouvaille
et ne s’aggrave pas d’échos et d’émois que
l’on connaît aux personnages de roman. Si parmi cent Visages,
aucun ne porte les signes d’un don soudainement tombé du ciel,
du premier au dernier, chacun paraît résulter d’un exercice
appliqué sans cesse à une seule et même forme, instable
et toujours en mutation.
Pour montrer que journal et peinture peuvent agir parallèlement,
revenons sur quelques éléments du journal de Virginia Woolf.
Quand elle a commencé son journal, c’était dans les
années ‘20, l’irascible et célèbre madame
Woolf se parle comme s’adressant à la vieille Virginia des
années ‘40 : “Que liras-tu dans la chronique d’un
jour, mais voyons cela contient moins que trois fois rien, mais si tu
persévères, car il te faudra aller jusqu’au bout, alors
ce sera différent lorsque d’un oeil méditatif tu pourras
tout observer”. Ailleurs, elle parle d’une marche plutôt
forcée que triomphante, la marche entreprise par le moi de l’instant
présent vers le moi du temps à venir. Un moi tardif que
Pavese, lui aussi, situe au terme de sa marche, et qui s’avère
un partenaire plus que redoutable. A vrai dire, lui il tenait un journal
pour se donner un régisseur. Et c’est dans la déférence
envers ce sur-moi qu’il a écrit son journal à la deuxième
personne : “Cesare, apprécies Mérimée, la sobriété
de sa composition, la précision de son style; sois honnête
avec toi, fais moins de poésie dramatique; je vais devoir t’enlever
mon amitié lorsque tu parles sans rien dire de précis”.
Pavese, le régisseur, ne craint pas de ridiculiser l’écrivain
dans les malheurs de sa vie et jusque dans ses amours.
Me trouvant parmi des personnes qui ont gardé à l’esprit
les premiers et les derniers tableaux nommés ensemble à
cette même fonction de Visage, il se pourrait que la réponse
soit connue quant à une possible appréhension d’un
peintre septuagénaire se sachant mal reçu par son alter-ego
agissant en vieillard respectable. Dans la variété des agencements
tirés du Visage, l’artiste a-t-il su au départ que
l’intérêt de sa peinture ne pourrait résider
que dans une appréciation de l’ensemble ? Ce qui aurait pu
signifier que pour participer à ce régal pictural, il fallait
s’armer de patience et laisser l’artiste arriver au bout de
son oeuvre.
Pourvu que cela fasse comme un vieux pupitre, se disait Virginia Woolf
: y seront entassés tant de papiers, le tout disposé en
petits tas qui s’agrandiront encore, et cela devra être diversement
déployé. Craignant la folie, elle aimait se présenter
une oeuvre d’écrivain comme une enveloppe demi transparente
à jeter sur une identité dans laquelle nous restons enfermés
jusqu’à notre mort. Face aux dilatations que peut prendre
un livre journal ou aux compressions à lui imposer, l’écrivain
aime sans doute retourner à ce travail d’attente qui a pour
lui la résonance de la fugue, où fin et commencement se
rejoignent. A un autre endroit elle dit de son journal qu’il est
comme un immense tissu transparent ne laissant passer que les reflets
de traces laissées par sa présence et rien de plus. Elle
dit aussi qu’il faut laisser au journal le temps de se construire
lui-même... devenir pupitre, l’écrivain n’ayant
plus qu’à en attendre le résultat. Bien sûr derrière
tout cela se tient le régisseur qui pousse l’acteur à
se reprendre inlassablement au risque de faire ressembler le journal à
un système féroce de répétition.
Il y a déjà beaucoup d’années de cela, bien
après mai 68 mais encore fort sur la réplique lapidaire
dans “Qui a peur de Virginia Woolf ?”, je sortais du théâtre
un peu blessé tout de même dans la rébellion contre
la Loi : pourquoi venir à la vie si c’était pour la
perdre ? Etait-ce là l’origine de la peur que la peinture
de Cluysenaar remue en moi ? Qui n’aurait pas l’identité
un peu blessée en observant le grand jeu d’interface hautement
symbolique d’un Visage de la déchirure, de la contraction
et de la drôle de naissance ? Il faudrait un docteur Freud pour
nous en rendre le secret au grand jour. Mais qui va se représenter
un John Cluysenaar sur le divan. Freud aurait-il cru un moment être
le témoin d’une lente progression dans le Nirvana par exemple,
qui comme chacun le sait est l’être libéré de
son ego ? Là, j’ai mes doutes. L’impression que le peintre
m’a laissée est que de l’ego, il en avait. Je pense même
que son ego aurait été en bonne posture pour rivaliser avec
celui de Virginia Woolf. Comme il me fut accordé de le saluer deux
fois et vu que les longs textes consacrés à la personnalité
de l’écrivain ont jusqu’ici manqué pour relater
saveurs et aigreurs de vie du peintre, comprenez mon indécision
avant de faire la moindre comparaison entre petit et grand génie
de la gent artistique anglaise.
D’abord, pour ce qui est de comprimer les émotions dès
qu’on se trouve sous le rouleau compresseur du temps, ça oui,
les Anglais se distinguent. Ensuite, pour ce qui est de leur raffinement
narcissique quand ils se donnent la posture d’être inconsolables,
là, je ne dispose d’aucune révélation concernant
la manière d’être du peintre Cluysenaar. Et puis, pour
ce qui est de la perversion, cette autre distinction noblement british,
par politesse, mon jeu sera muet. Mais de toute façon, une toute
grande romancière anglaise Jane Austen aura témoigné
de cette spécificité de parole et d’action dans “Pride
and prejudice”, “Irony as defense and discovery”. Sans
oublier une autre grandeur, irlandaise cette fois-ci : Becket, qui a offusqué
le théâtre dans sa prétention de n’écrire
que pour tuer le temps qui meurt. C’est avec goût qu’il
a levé l’étendard : un visage immergé dans le
sable au cri de “Ah les beaux jours !”. Avec mes respects, je
pense qu’il y a de quoi défendre la cause d’un Cluysenaar
tirant du Visage son propre fantasme, tel un lapin du chapeau; une vivacité
de l’esprit anglais pour produire de la tendre ironie en mettant
le Visage dans un jeu esthétique d’attraction et de répulsion.
Dans l’anthropologie culturelle d’outre Manche, la tradition
désigne cette capacité de passer de l’un à l’autre,
du sublime au brut, du plaisant au sévère, comme étant
drôlement récréative. Ainsi le Visage me paraît
ne jamais être triste ni ennuyeux.
Il y a dans le Visage comme un vent gaillard et frais qu’on sent
passer. Eh oui, c’est ça, le vent frais du matin. Et pour
rendre la bizarrerie encore plus anglaise, reconnaissons à ces
visages cette fraîcheur qui fait l’enchantement du cirque du
matin. Déjà que le cirque du soir est plus engageant pour
les amitiés et pour bien d’autres choses. Mais je parle des
froideurs de l’esprit anglais, qui lui est matinal, et de Cluysenaar
nous offrant dans chaque Visage quelque chose d’un matin de magicien.
Le matin, c’est le temps un peu vide, avant de reprendre le fil laissé
quelque part la veille et qui ne se ramasse jamais au même endroit.
Quand dans le journal, l’écrivain d’une nouvelle journée
va se poser la question : “ Suis-je encore le même que celui
d’hier ?”, le Visage déjà présent sur le
chevalet du peintre ne pourra en faire moins. On ne va donc pas s’abaisser
au genre tarte à la crème du “Qui suis-je ?”.
Non, le Visage s’ouvre sur l’espèce qui se laisse décliner
en identités aberrantes et qui embrouillent les pistes dans la
question “Combien suis-je ?”. La perversion anglaise, c’est
aussi cela ... Or chez nous, de l’autre côté de la Manche,
on tient à se confirmer par le un uniquement . Et ce un indivisible
est bien décidé à nier notre pluriel. Et pourtant,
à peine placé devant le Visage, on a comme le pressentiment
que le qui suis-je n’aura jamais plus de sens. En tous cas, me trouvant
face au Visage, je me sens sollicité à chercher dans le
pluriel. Car le Visage implosé par l’énergie régénérative
du cerveau me paraît n’être qu’un plan tracé
sur l’infini. Comment peut-on être infini et rester concentré
sur un ? Si un devenir pouvait faire de notre perte un futur plus que
parfait, ce ne saurait être que par l’ouverture à ce
qui est pluriel. Et puis, le temps n’est plus à se faire concentré
mais à être libéré. Et puis encore, il faut
savoir que la cause de ce qui advient est dans ce qui dépérit.
Vais-je encore pousser plus loin cet interrogatoire sur l’identité
qui doit finir en mourant, voire même sur l’absence de tout
fondement ? Cette destruction des limites dans l’avenir mouvant est
déjà assez difficile à accepter; aussi vais-je mettre
fin à cette première partie.
Le Visage, Cluysenaar en a fait un espace de grande liberté, de
mise en errance de l’identité. Et c’est bien ici, dans
le matin du magicien que se cache l’endroit où il fait bon
être tout en n’étant pas là. Mais bon sang, diriez-vous,
c’est du Marguerite Duras, ça. Ce qui met le peintre en bonne
compagnie, une liberté que je prends pour le situer après
tout parmi les personnes qui supportent mal leur être concentré.
Une comparaison du Visage avec l’écriture sur thèse
de la dilatation des lieux, des êtres et de leur mémoire,
j’aime voir ça dans l’oeuvre de Cluysenaar et je pense
que ce serait digne d’être approfondi.
Me tenant longuement devant le Visage, je vous livre une réflexion
que j’espère être de nature à vous amuser. Moi,
j’aurais aimé dire à Monsieur Cluysenaar : “Sacré
chançard que vous êtes, de vous savoir être là
où l’on n’est pas, et dire que c’est de cela que
vous avez tenu chronique”. Encore faut-il avoir la chance d’entendre
fredonner le vieux refrain vanitas vanitatum es omniae vanitas qui chaque
matin va égayer le coucher de vie.
Ce chant je voulais en faire le climax de mon premier acte. L’ais-je
réussi ? J’ai eu l’audace d’infliger au peintre
une fonction de chroniqueur. Chroniqueur de ses matinées où
il savait ne pas être lui tout en étant là. Cette
chronique d’une imagination créatrice intarissable repose
sur ces cases mystérieusement hermétiqus où flamboie
le triomphe du rêve.
Je ne l’ai certainement pas dit avec les mêmes mots, mais on
aura compris qu’il y a avantage à regarder voler les oiseaux
en compagnie et les poissons se réunir par bancs alors que l’identité
se fait invisible. Ce qui n’exclut point d’être touché
par l’un ou l’autre tableau à l’appel sacral ou
farceur, c’est selon.
Je sais que dans mes propos j’ai été un peu impétueux.
Je plaide coupable de cela. Dans la seconde partie je traiterai de la
découverte du Visage annonciateur de générativité,
de ce que les messagers de l’invisible auront soufflé à
l’oreille de John Cluysenaar, car depuis la nuit des temps il y a
eu une légende des anges. Les anges de notre perte ont de tous
temps traversé l’art. John Cluysenaar a eu l’art de maîtriser
les ondes qui traversent les cases du Visage, les anges y laissant de
leur passage traces, tourbillons, traits exténués et toutes
sortes de marques pour animer cette rêveuse matière vouée
à la disparition : l’écu en visage de notre identité.
2ème Partie
L’Ange.
Pour Michel Serres, sommité de l’histoire des sciences, l’ange
gardera, dans le futur, son identité de messager de l’invisible.
Parmi ses nombreux livres, “La Légende des Anges” nous
a été présentée pour être le pendant
de “La Légende de la Vie” du non moins célèbre
Albert Jacquard. Serres fait émerger les anges de la messagerie
universelle nous liant aux satellites. Les deux philosophes ont une même
démarche. L’un nous met face à la vie sans limites,
l’autre à la communication sans limites. Et ils en appellent
à la légende : ligare, lier différents regards posés
sur ce qui est illimité dans l’immense labyrinthe de l’univers
et des innombrables voies de détournement qui y font la vie. Bref,
astrophysique, biologie et autres sciences, toutes ont de l’infini
dans l’aile. Et puisque les scientifiques sont en quête de
liens avec l’infini, pourquoi les artistes, eux aussi, n’en
auraient-ils pas le coeur plein ? Avançons donc l’idée
d’un Cluysenaar gagné par la légende. Et ce dans la
double motivation : toute légende étant construite sur du
désenchantement et sur de l’espérance.
Qu’aura été pour lui le nouvel art du Visage ? Une
légende, parbleu. Le mystère de notre perte s’y trouvant
exprimé dans une magie de réseaux et de passages vers l’invisibilité.
Dans l’intention arrêtée au Visage impénétrable,
je conçois un artiste touchant au bonheur d’atteindre le fond
de l’abîme, au même titre que nous croyons savoir le
bonheur d’être au ciel. Or les deux, abîme et ciel, sont
la chasse gardée des anges : ce sont les endroits où ça
circule dans tous les sens. C’est là aussi que la vie se répand
au hasard. Et dans le ravissement de zigzaguer sur le website, ceux qui
vivent leurs loisirs dans l’informatique y trouvent déjà
une patrie virtuelle.
Lorsque nous lions l’ironie à l’angoisse, trouvant un
peu de joie à une considération affreuse, seulement alors
l’homme est en mesure de livrer son combat avec l’ange; ainsi
parlait Georges Bataille, dissident du surréalisme. Il va de soi
que ce n’est pas donné à tout le monde, puisque en
la matière l’espérance d’un des plus grands hommes
de notre siècle aura été frustrée. Si au moment
de finir sa vie Winston Churchill jouissait toujours de la gloire des
vainqueurs, tout porte à croire qu’il n’était
pas dans le ravissement. Ayant perdu le lien avec son monde sublunaire,
le vieil homme n’avait de cesse de prononcer une même phrase
: “It is so boring”. Certes il se savait entouré de visages
affichant une identité avec superbe. Mais il se savait également
privé de fascination pour un visage excité par les rythmes
de la vie obscure. Si du moins un visage énigmatique avait égayé
sa vieillesse ne fut-ce que pour le provoquer avec malice! Mais non, une
cour aux visages célèbres l’aura privé d’une
Jacqueline (Jacqueline Cluysenaar, la femme du peintre) disposée
à lui mettre des ailes en tulle blanc, à l’obliger
de les garder pour savourer un puros, puis à les enlever pour les
remettre le temps d’un autre gran corona. Même un sinistre
thérapeute ne voudra nier que pour épargner au vieux le
châtiment de vivre d’ennui et de dégoût, il eut
été préférable de célébrer le
rite de l’ange. Des escapades, oui il en avait connu, mais pourquoi
donc l’avoir frustré d’une belle et grande échappée
dans les abîmes et les étoiles ? Ainsi le plus célèbre
pugiliste de notre siècle, aura-t-il manqué son combat avec
l’ange, à moins d’un énorme changement de dernière
minute.
Ayant tenu à gérer lui-même les menaces de la vieillesse,
Cluysenaar en peintre philosophe d’une ribambelle de déclinaisons
de l’invisible dans, contre, parmi, hors, devant, derrière
le Visage, s’offre des vrais caprices de vieux. De par le Visage,
il s’invente des liens avec l’ange. Il va même en être
l’ordonnateur, mieux, le tyran. Longuement il les aura préparés.
Ainsi chaque matin, lorsqu’il se retire dans sa chapelle, il va expliquer
à l’ange de quoi il retourne. Et comme il sait que la grande
famille des humains représente peu de choses dans l’univers,
l’artiste s’offre le caprice de faire des rencontres exceptionnelles
par le truchement d’un méga-Visage qui est celui d’une
humanité sans référence, et donc sans se repaître
de chimères quant à l’origine et à la fin de
celle-ci. Se pose dès lors une question. S’imaginant tenir
un instant le grand pouvoir créateur, notre magicien du matin aurait-il
renoué avec l’idée de situer le destin de l’homme
dans les corps fluides et les ondes ? Et d’y plonger le Visage pour
que celui-ci se transforme en lieu de tant et plus de dérivations.
Cela aura donné des frayeurs risibles et insoupçonnées,
le peintre y mettant une tendre inquiétude qui contraste avec la
tranquille froideur des astres, corps célestes ou êtres spirituels
qui font les délices des mystagogues. Comme traçé
par les anges le Visage en appelle à des songeries. Comme pour
nous dire : promenez-vous avec un ange et vous oublierez le monde! Ou
encore, livrez-vous à une expérience toute virtuelle et
regardez le Visage tournoyer comme une figure de cerf-volant! Et du coup,
on peut se rapprocher de Cluysenaar avec qui partager une conception intemporelle
de l’identité en faisant le détour par les anges. Allons
enfants, sachons lever le pied ou aurions-nous trop peur de perdre pied
? Cluysenaar aurait-il voulu nous faire peur ? Laisser se promener le
Visage dans le vide d’un espace indéfini, n’est-ce pas
pour nous mettre l’esprit à la torture, nous infliger une
identité courte, de forme rétive à toute cohérence,
une agression faciale ne laissant plus que bords et ondes ?
Comment réagir aux énergies créatrices de l’invisible
? L’heure est au virtuel nous rappelle Michel Serres. Bien sûr
pareil Visage conçu sur une glissade permanente entre réel
et virtuel peut laisser étrange. Mais convenons-en, vivre des rencontres
dans un enchaînement de séquences sur internet, ce n’est
pas encore la tasse de thé de tous. Déjà qu’il
s’agit d’une influence des astres sur la vie, beaucoup se fonde
sur les conjectures et il va sans dire que nous surnaturalisons les circuits
poétisés du messager dont les accès ne seraient accessibles
qu’aux occupants de cimes si hautes et si fines qu’elles rendent
malaisées la station debout. Or nous sommes ici dans un atelier
de plat pays où sont mêlés cent visages figurant la
modélisation de ce qui pourrait survivre de l’humanité
confiée à l’univers invisible. De par une géométrie
surprenante, presque chaque composition du Visage peut se faire annonciatrice
de chaos dont pourrait émerger un nouvel ordre, qui reste celui
de l’ineffable.
J’essaie de vous convaincre d’un tel fondement et cela n’ira
pas sans mal. Je prends appui sur la thèse avancée dans
les travaux d’un autre professeur, berlinois cette fois-ci : Dietmar
Kamper, qui s’est illustré par une approche nouvelle de notre
imaginaire. Lui aussi a mis ensemble art et communication, comme il s’est
également intéressé aux liens tissés par les
messageries de la modernité, aboutissant de ce fait à l’ange
et à la légende : lier impossible et possible, ce qui est
loin avec ce qui est proche. Sa démonstration tient en une phrase
clé : l’ange apparaît lorsque l’homme réalise
à temps que quelque chose d’immensément important va
s’éteindre dans la mémoire. Et, je cite l’auteur,
à chaque fois cela aura été comme un moment décisif
de notre histoire. Kamper aura fouillé les sciences conjecturales,
jusqu’à un calendrier des Mayas : avant que leur corps ne
les ait privés de temps, les Mayas se seraient mis à tisser
des liens avec l’ange qui se devait d’être une incarnation
dans les étoiles. L’auteur voit en cela une dramaturgie prémythique.
Et de conclure qu’avant qu’il fut question de paradis, il y
avait l’ange. Un ange qu’on ne saurait reléguer au royaume
de Saint Michel et de Lucifer; et qui d’ailleurs fut à l’oeuvre
dans des situations tout aussi vertigineuses : cela va du grand déluge
à l’entonnoir des Caraïbes. Qui ne se souvient pas de
cette mémorable journée du vendredi 7 mai 8498 ans avant
notre ère - ça devait-être aux environs de minuit
- quand un missile super puissant et chirurgicalement guidé par
l’ange fit couler à pic Atlantis.
Partie de Chaldée, passée en Grèce par l’Egypte,
l’astrologie ne s’est toujours pas émancipée des
anges qui ont dérobé le feu au ciel. Les Centuries de Nostradamus
gardent leur séduction tout comme sont restés persuasifs
les visages astraux nés de la mémoire de Patchakuti (fondateur
de l’empire Quitchua au temps des Incas) et qui peuvent servir encore
aujourd’hui de justification au combat ironique de l’homme contre
le temps qui meurt. Lorsque la fantomatique silhouette du Visage passe
sur un fond d’infini, comme s’il s’agissait d’un astre,
cela peut faire peur. Rien de plus normal ajouterait Dietmar Kamper, partout
où les anges ont été à l’oeuvre, cela
fit peur.
N’est-il pas grand temps de positionner John Cluysenaar en homme
aimant nous provoquer avec malice, le Visage témoignant de sa réceptivité
aigue pour pressentir la peur existentielle inhérente à
la perte. Une chose immensément importante allant s’éteindre
dans la mémoire... tiens, tiens, voilà qu’apparaissent
les visions chaotiques du millenium : notre siècle à la
dérive dans les communications planétaires... et du coup
un va-et-vient de messagers en perspective... du désenchantement
et concomitant à cela, de l’espérance... et entrée
dans la légende!
Toujours selon le professeur berlinois, la topologie de l’imaginaire
est par définition symétrique, ce que la tradition religieuse
aura démontré à la perfection. Anges des ténèbres
et anges de lumière, d’un côté la fameuse bande
des sept sataniques, de l’autre les sept archanges. Ici, les dieux
de l’Olympe, là les sept Titans. Toujours sept à animer
la vie. Les sept vies de Mitterrand, comme les sept démons dans
la ville (titre du dernier livre de Françoise Mallet Joris). Petite
parenthèse, à prendre comme suggestion : y a-t-il quelqu’un
dans la salle pour répartir le registre du Visage sur sept échappées,
pour en faire une distribution en choeurs ?
J’avoue me faire volontiers prendre par l’incommunicabilité
des êtres dans l’oeuvre de Marguerite Duras, cette dame au
caractère impétueux qui aura connu la satisfaction de rester
en plein dans la vie amoureuse sans que l’amant soit abordable. D’où
ma question de savoir si Cluysenaar ne s’était pas offert
le Visage afin de mieux réussir son plongeon dans le destin de
notre perte : superbe au possible lorsque la beauté et le tragique
du destin ne font plus qu’un ! Et si pour échapper à
La vérité qui est triste, la conscience de La perte exigeait
tout naturellement un accroissement d’imaginaire ? Mourir, on le
doit, car ce qui vit le doit à la mort. Terreur et innocence :
tout un Visage.
Espérant ne choquer personne dans ses convictions, je me dois encore
de vous livrer une réflexion sur la présence de l’ange
dans l’esthétique du suicide. Alors seulement, “man is
perfected”. Faire de sa mort un art, serait-ce le dernier accomplissement
d’un homme de mérite plaçant Kafka en exergue : “Il
restait à faire le négatif, le positif a été
donné” ? Comme si on se devait d’assister à son
propre enterrement et y prendre la place de celui qui rend hommage à
l’oeuvre achevée et bien faite! Et ce n’est pas pour
cause de s’être traîné dans le désespoir
qu’on substitue à ses propres prodiges une valeur virtuelle.
Je pense à ceux que le destin aura privilégié et
pour qui le désir d’immortalité devrait compter comparé
au commun des hommes. Pensez seulement à quelques prix Nobel que
l’ivresse victorieuse aura poussé à se perfectionner
dans l’idée de la mort. Fernando Pessoa, Albert Camus auront
pris dans l’imaginaire de la mort leur revanche sur l’illusoire
de la vie. Cesare Pavese venait de recevoir l’important prix Strega,
cette récompense allant mettre en route sa propre destruction.
Il y a de ma part quelque présomption en posant une question qui
met en peine : y eût-il un même imaginaire à l’oeuvre
dans ce Visage qui produit de l’accablement chez la plupart des gens
? Bon, les stars du rock et leurs fans sont là pour transformer
le “ça fait frémir et c’est béat”
en mode pour tous. Mais n’oublions cependant pas que Balzac était
passé maître dans le plaisir qui naît en art de nos
débauches et de nos petites et grandes peurs. Le Visage ne serait-ce
pas aussi un peu l’oeuvre de l’ironie que je définirai
comme étant ce calcul de la pensée au crépuscule
de la vie : la pensée du Vieil homme et la mer, d’Hemingway
?
Conscient de l’inévitable perte, Cluysenaar aurait-il renoué
avec un désir d’enfant, cet autre lien avec l’ange annonciateur
de commencements ? La peinture en langue enfantine qui est une conception
de fenêtre ouverte sur la malice, d’autres maîtres l’ont
pratiquée, Paul Klee en l’occurrence. Ah, ce Visage qui nous
tardait de se revoir enfant ! On connaît au grand âge peu
de faiblesses qui rendent aussi profondément humain : retrouver
l’onde enfantine, espiègle (de Uylenspiegel, miroir aux hiboux).
Espiègle, tel l’enfant qui se peint un visage frivole et émouvant.
Et lorsque nous captons ce message au travers d’une coulée
de grosses larmes, alors c’est l’émotion portée
à son comble : une grande lucidité des yeux que le visage
n’a pas.
De cette apparente fortuité du Visage, il part comme un cri aussitôt
métamorphosé en silence. Mais c’est d’un tout
autre tonneau que Le Cri, la fameuse peinture d’Edvard Munch, qui
lui, donnait en plein dans la mélancolie et les grandes jalousies.
Le Visage, c’est plutôt comme le cri du silence : “a silent
cry”. Comme si peindre le Visage fut une tentative de renaissance
avortée, un cri de première vie, un faciès ne pouvant
encore réaliser une identité en devenir. Une allure de création
spontanée, n’était-ce pour Cluysenaar une façon
de tirer sa révérence, on en oublierait la vie promise à
une complète passivité. Qu’en est-il ici du désir
de lier le silence à soi ? Patricia Demartelaere, brillant professeur
de philosophie à la VUB, en a fait un livre qui s’intitule
Een verlangen naar ontroostbaarheid (désirer l’inconsolable).
Lecture recommandée à qui chercherait refuge pour passer
ses journées en presque totale passivité, à Orval
par exemple, aujourd’hui promu pour devenir lieu où se rencontrent
les camarades de l’art thérapie. Un petit monde isolé
où l’on va content d’y faire du surplace dans la clairvoyance
d’avoir fait tant de pas pour arriver nulle part. Avertissements
tout de même : le repli sur sa propre profondeur peut prendre une
jolie forme d’intégrisme, de même que de l’exil
en soi-même peut naître la rage d’expression narcissique.
La peinture de Cluysenaar, faut-il la considérer comme un commencement
? Si tel était le cas, le Visage n’en libère pourtant
que des parcelles et le maître se serait sans doute opposé
à toute logique concluante. Tout le monde a le souvenir d’un
Cluysenaar ne tirant jamais la langue, n’ayant de ce fait rien à
voir avec l’art absurdité. Et d’après le peu qu’on
sait de lui, ses compagnons de route n’ont pas brouté l’herbe
de farfelu. Or c’est précisément quand rien n’est
venu rompre l’harmonie de la vie que l’artiste s’est retourné
avec aisance sur la plus ancienne tradition de l’ange. L’ange
est souffle, feu de réanimation, bruit venant des fonds du temps,
murmure, noise, nauséa, spectrogramme de voix qui s’éteint,
tout pour faire du Visage une légende. Mais, diriez-vous, où
est donc l’ange dans le Visage. Et de vous répondre. D’un,
il est dans le désir de “lier” à soi ce qui n’est
pas visible; un lier qui est comme muré dans l’attente et
que Cluysenaar aura peint en crescendo pendant dix ans. Et de deux, il
est dans le Visage qui annonce un départ vers un temps autre où
l’homme se fait peu ou pas présent; c’est le désir
de se lier avec ce qui est en puissance et non en présence. J’affirme
et je signe : il y a de l’ange dans le Visage. Bien sûr que
je tiens ce dernier et de surcroit l’ange à l’écart
des turbulences religieuses.
Vous rendez-vous compte, je vous ai tendu le piège d’un récit
pouvant passer pour être autobiographique, vous livrant une vue
des choses par endroits un peu grinçante, mais à d’autres,
j’ose l’espérer, douce aux oreilles. Déjà
que cela m’aura emmené à un endroit où j’ai
dû me demander si j’allais écrire mon journal. S’est
alors posée la question de savoir comment s’y prendre pour
se débarrasser de l’avenir. Où trouver un tour de malin,
comme Cluysenaar, me suis-je interrogé. Mais encore, faudra-t-il
l’exécuter avec son sérieux, son calme, sa fermeté,
son indifférence aux circonstances. Ce qui risque de poser problème
même à un disciple de Zénon : comment parer au professionnalisme
du désenchantement et accepter, bon gré mal gré,
qu’il nous reste ni mime, ni parole, mais le souvenir de notre chagrin
pour effacer les frontières séparant vie et mort.
Sans l’ange, comment faire pour que cette mort certaine rende extatique
la vie improbable, s’était demandé Michel Serres avant
d’écrire son livre. Aussi, me suis-je résigné
à appeler l’ange. Et croyez-le ou non, cela s’est passé
comme dans la vie : l’ange vient et déjà il est parti
comme s’il n’avait pas été là. Mais, tout
de même, ça m’a laissé comme des étincelles
que je sentais être prisonnières de mon visage à moi.
J’avais comme été touché par un tic-tac d’horloge,
un vibrato, un petit choc d’ondes, une rupture de plaie; et ce fut
même ressenti comme une répétition courte et serrée.
Visage, me suis-je dit alors, livres-moi ta prédiction mystérieuse.
J’invoquerai une dernière fois Pavese post mortem. Révélé,
son journal qui avait en tout et pour tout la simplicité d’une
fable noire, fut salué comme la plus grande prestation de l’écrivain.
Dans le Visage de l’immortalité muséale, Cluysenaar
lui aussi se sera présenté une dernière fois à
nous et, comme on dit si joliment en italien, il l’aura fait dans
la peinture de cent visages formant una canta storia tout aussi honnête,
tout aussi simple, tout aussi prudente.
Moi je dis longue vie à tous ces visages qui sont les témoins
de notre absence dans la présence.
Longue vie à la mort.
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